Le corps est l’expression symbolique de la puissance politique. En effet, la mise en scène de la force à travers la virilité du corps est un invariant du discours politique. Comment l’expliquer ?
Par excellence lieu du symbolique, le corps politique renvoie à autre chose que ce qu’il n’est, une sorte de « signifié au carré », un réservoir de sens, un potentiel de puissance et d’affirmation du Soi.
Le corps du temps infini et spirituel
Le corps sacré du politique
La mise en scène du corps politique est une problématique passionnante. C’est peut-être aussi le dédoublement des corps dont parlait Kantorowicz qui nous subjugue tant (dans Les Deux Corps du Roi) : au corps biologique et commun (mortel et naturel), se télescope le corps sacré et divin (immortel et politique). Et c’est bien de ce paradoxe dont il s’agit lors de la mise en scène de ce corps présidentiel, principalement dans les journaux et photographies qui en découlent.
Un corps qui se doit d’apparaître hors norme, « au-dessus de », celui presqu’intouchable de l’Élu : c’est le temps de la pause, du spirituel et du charisme (on se souvient des photographies angéliques, quasi christiques d’Emmanuel Macron durant la campagne présidentielle). C’est ce « corps sacré » auquel faisait référence Jean-Luc Mélenchon. Mais il est loin d’être le seul à invoquer ce caractère spirituel. Souvent prononcé en creux ou de manière implicite, cette perception du corps déifié est sous-jacente. Les « Il manque un Roi en France », ou encore le « au-delà de ma personne c’est la démocratie qui est défiée » de Fillon » sont symptomatiques.
Une iconographie pour l’Eternité
Une iconographie qui alterne avec son homologue nécessaire : un corps qui se doit d’apparaître dans la norme, « comme tout le monde », accessible pour permettre la rencontre et l’identification : c’est le temps du mouvement, de l’action et de la force physique (on se souvient des photographies de Poutine à la chasse). La photographie médiatique est un support particulièrement efficace pour inscrire le « message » (ou programme politique) dans la durée.
“Ce que la photographie reproduit à l’infini n’a eu lieu qu’une fois : elle répète mécaniquement ce qu’elle ne pourra jamais plus se répéter existentiellement. Elle ramène toujours le corpus dont j’ai besoin au corps que je vois : elle est le particulier absolu, la contingence souveraine (…).” — Roland Barthes in La Chambre claire
C’est souvent le télescopage de ces deux Corps, aristocrate et « populo », qui rythme les mythologies personnelles de ceux qui nous dirigent : l’un ne peut exister sans l’autre, le Corps du Roi seul renvoie à l’arrogance, le Corps viril « populo » seul renvoie à la faible capacité intellectuelle.
Le corps comme territorialité performative du programme politique
Le pas de danse comme lieu de proximité
Les représentants politiques utilisent souvent leur corps comme « véhicule » de leur message. Le pas de danse, par exemple, est souvent commenté. A juste titre, à ce moment de performativité spéciale du pas de danse, les mots disparaissent. Seul le corps en mouvement est présent, il est essentialisé. On peut donc l’interpréter comme un « retour au réel », une mise en scène de la « naturalité » du corps humain. C’est ce qui crée une proximité certaine avec les spectateurs : le partage de l’intimité. C’est pour cette raisons qu’ils sont nombreux à avoir dansé sous le feu des caméras : François Fillon, Nadine Morano, Emmanuel Macron, Manuel Valls, Anne Hidalgo, Theresa May, etc.
La photographie comme outil de propagande
La photographie est souvent le lieu d’une « manipulation » scénique : les politiques deviennent les acteurs de leur propre mise en scène. On se souvient du corps en mouvement de Nicolas Sarkozy : lunettes et T-shirt NYPD pour les moments de jogging. Ici plus que jamais, le corps porte l'idéologie du programme politique.
Parfois, les images du corps politique s'actualisent en fonction des effets de trucage, pour modéliser et magnifier la prestance du représentant politque :
On se souvient des Unes de Paris Match truquées afin que Nicolas Sarkozy paraisse plus grand que sa femme. Je détaille davantage les enjeux de cette scénographie dans cet article.
“Dès que je me sens regardé par l’objectif, tout change : je me constitue en train de poser, je me fabrique instantanément un autre corps, je me métamorphose à l’avance en image. Cette transformation est active : je sens que la photographie crée mon corps ou le mortifie, selon son bon plaisir..” — Roland Barthes in La Chambre claire
Le plus souvent, la photographie politique est un « programme » dans le sens sémiotique du terme. Il n’y a pas d’accident ou d’aléas : la mise en scène est programmée pour porter un discours efficace. Dans le cadre de la photographie de vaccination, très en mode actuellement, l’image réalise deux énoncés complémentaires :
la photographie est performative : elle est plus qu’une promesse, elle est la preuve de la réussite du vaccin. C’est l’outil de propagande par excellence.
la photographie est persuasive : en faisant appel à l’argument d’autorité, elle est l’illustration de la « Bonn » marche à suivre. C’est l’argumentation par l’exemplarité.
C’est tout cela à la fois que porte « le biceps » d’Olivier Veran.
Olivier Veran communique “fièrement” sur sa vaccination. Technique empruntée au nudge, la comparaison sociale est un levier de persuasion efficace.
Le corps, vecteur de pouvoir
Le corps, outre le fait d’être le supplément d’âme qui vient consacrer la légitimité, est également une trace de la personnalité, de l’état d’esprit du politique. Comme nous le rappelons dans cet article écrit en commun avec A. Benedetti : Aussi loin que l’on remonte dans la généalogie de l’art de diriger, le corps est érigé en objet de communication politique :
le corps invisible : pour épaissir le mystère du Prince comme l’empereur de Chine derrière le rideau;
il se statufie de son vivant à l’image des anciens : pour mimer l’intemporalité des dieux;
il s’héroïse, guerrier conduisant ses troupes à la victoire et à la gloire tel Bonaparte à Arcole. .
Le corps est un vecteur de communication, une expression formelle du pouvoir.
Le corps, reflet de la personnalité politique
Qu’en est-il de ces corps à l’heure de la république post-moderne? Chaque président a raconté une présence au monde différente. Les corps présidentiels, leurs gestes, postures, mouvements, induisent des représentations sociales qui impriment la marque d’un pouvoir.
Nicolas Sarkozy
Avec Sarkozy, tout est mouvement, fugacité, courses, tics moult fois moqués. Une sur-réactivité que le « casse-toi pauv’ con » met en mots: phrase courte, injonctive, interpellative et émotionnelle. Bien souvent, les propos de l’ancien chef de l’Etat ont traduit une dimension « affectée » dans le processus relationnel (« si vous me prêtez deux neurones »). Le souci du regard de l’autre innerve le comportement. Cette préoccupation dicte pour une part la dynamique corporelle: focalisation du regard, buste tourné en avant vers l’interlocuteur, épaule à hauteur de l’autre, etc… Le corps sarkozyste est très présent, très actif, multiplie les expressivités faciales communiquant avec les récepteurs: c’est le corps de l’agir.
François Hollande
Hollande, lui, écrit corporellement une histoire toute différente, une histoire empêchée, entravée par « un je ne sais quoi et presque rien » de maladroit, de malhabile, de « gauche »: gestes et débit vocal hésitants, position des bras empesée. Ce corps est a-tonique. Loin de l’omniscience proclamée et de la suractivité de l’ancien président de droite, la dynamique de François Hollande se veut pragmatique, ancrée au sol, accessible de suite. La « présidence normale » développe ainsi tout un champ sémantique autour de l’ingénierie comptable et logistique: « j’ai un agenda », « je fixe le cap », « la boîte à outils ». Ce lexique oublie tout ce que la politique doit aussi à la légèreté du rêve, à l’onirisme lyrique.
Le corps de Hollande est aussi hésitant; il se veut accessible mais il renvoie à une insoutenable lourdeur de l’être: c’est le corps empêtré.
Emmanuel Macron
Macron est épiphanique: il réconcilie les contraires. Il est tout à la fois l’animal à sang chaud et à sang froid. Une alternance qui en dit long quelque part sur sa volonté de maîtriser, sans doute plus que ses prédécesseurs, le « body-language ». D’un côté l’empathie chaleureuse indexée sur une plasticité faciale et émotionnelle permet à l’autre d’exister; de l’autre, la distance avec la presse, l’abondance des valeurs abstraites qui émaillent discours et vocabulaire, le pas souvent lent, réintroduisent « le corps du Roi »: corps idéalisé, de marbre froid, inaccessible. Le double-corps macronien est fait d’extraversion, de tonicité à l’image de Nicolas Sarkozy (forte expressivité faciale, épaules projectives, focalisation du regard); et de rigidité, de solitude, de lenteur dont les scènes inaugurales du Louvre juste après l’élection révèlent les empreintes. De chair et de mots, la communication politique porte dans ses veines l’art de discourir et de se mouvoir. Son efficience est comptable du bon usage de cette double obligation. À ce jeu d’équilibre, Macron a sans doute fait preuve d’un redoutable savoir-faire. Mais la politique, parce qu’elle est d’abord une affaire de durée, de conflits, de perceptions des résultats, offre la plus grande des capacités de résistance à toutes les formes d’alchimie communicante. Les mots et les corps ne peuvent pas tout…
Langue(s) de bois et corps de bois
Les discours politiques sont un véritable terrain de jeu pour celui qui s’intéresse à la langue de bois. J’ai beaucoup travaillé sur sa gestuelle associée : le corps de bois. Vous pouvez retrouver tout mon mémoire sur le portail de ReasearchGate.
Le corps en politique ou le corps du politique ?
De manière volontaire, cet article aborde la question du corps des représentants politiques, mais n’aborde pas la question politique du corps mis en scène dans l’espace public. Pour en savoir plus sur la vision de Foucault et Agamben sur ces points, vous pouvez lire cet article du Cairn « Corps et politique ».
Très intéressant, comme la communication non verbale aussi, on y apprend beaucoup