C'est le cri d'Annie Le Brun auquel je me rallie : sauvons nos imaginaires ! Parce que le paradoxe est là : plus nous produisons d'images, plus elles nous enferment. Notre imaginaire collectif s'est appauvri, au moment même où les images sont les plus nombreuses, les plus commentées, les plus reproduites (manuellement ou artificiellement). Décryptage.
Annie Le Brun, ou le manifeste de l'imaginaire actif et poétique
La prison d'images : le paradoxe
Annie Le Brun, écrivaine et poète, estime que nous vivons aujourd'hui dans une "prison d'images". Le flux incessant d'images auquel nous sommes exposés ne favorise pas réellement notre liberté imaginative mais au contraire nous enferme. La contemplation n'est plus permise :
La succession rapide des images ne nous laisse pas le temps de nous y arrêter et de les contempler véritablement ;
Plus grave encore, cette surabondance tend à rendre les images interchangeables et à aplatir notre perception.
Selon l'écrivaine, le déferlement d'images numériques a paradoxalement conduit à un mépris de l'image :
Ce qui importe n'est plus le contenu de l'image mais sa capacité à être diffusée et quantifiée par les vues
Il y a un "décollement" entre l'image et son contenu, les rendant toutes semblables (comme les selfies). Nous reviendrons sur cet aspect théorique fondamental, qui s'inscrit dans la pensée de Roland Barthes (voir ci-dessous).
Le pouvoir subversif et imaginatif de l'image est ainsi neutralisé par un double effet d'hégémonie et de perte de sens.
La perte de distance critique et appauvrissement de l'expérience
Cette colonisation de notre monde intérieur correspond à des logiques marchandes, avec des conséquences importantes selon Annie Le Brun :
Elle nous prive de la "prise de distance nécessaire à notre sens critique, qu'il s'agisse d'esthétique ou de politique".
Notre capacité à imaginer d'autres possibles, tant sur le plan individuel que collectif, s'en trouve amoindrie.
Annie Le Brun défend une conception de la littérature et de l'art comme "aventure de l'esprit" permettant d'élargir nos horizons, des paysages en résonnance avec nous-mêmes. Ces paysages-mondes de l'Imaginaire ne sont pas créés par utilité ou mercantilisme mais convoquent le Beau. Or ce dernier aspect n'est pas seulement Esthétique : il est Ethique et Politique. Nous allons y revenir.
L'écrivaine dénonce une "caricature marchandisée" de l'imaginaire qui remplace progressivement notre véritable capacité d'imagination. Avec internet et le métavers, elle estime que "le capital est en train de réaliser son rêve jusqu'alors impossible d'un imaginaire où tout s'achète". (Source : émission Radio France)
Moyen de contrôle et source de bénéfices, voici le double effet ciseau dans lequel les images se retrouvent coincées, dupliquées, assechées, vidées.
La preuve par l'image : l'auppauvrissement de nos imaginaires en 4 par 3
Le point de départ de cet article est le constat des derniers films à l'affiche, les "block-busters" tant attendus. Je découvre avec surprise puis stupeur que depuis les années 90, les réalisateurs et scénaristes proposent la plupart du temps des "remake" et non des histoires disruptives, inattendues et nouvelles. Voire même, les "nouveaux" films sont présentés comme des suites, un épisode numéro II, alors même qu'il s'agit du même scenario avec les mêmes personnages !
La suite du film de James Cameron reprend exactement la même logique scenaristique, avec les mêmes personnages plus vieux, ayant des enfants, chacun restant dans son rôle de "gentil" versus "méchant". Seul le décor semble changer : davantage terrien dans le premier volet, le décor se fait plus aquatique dans le second volet.
Le film s'appelle "Romulus" mais il est un "remake" du fameux Alien. Stratégie classique que l'on retrouve également dans les films de super héros : Joker, Spider Man, et autres, refaits à quelques années près.
On prend les mêmes et on recommance ;) Même réalisateur, mêmes acteurs (devenus parents à la place des enfants), et surtout même scenario. Voici quelques exemples peu exhaustifs de ces bis repetita qui participent à une certaine forme d'aliénation (voire ci-après).
Finalement, c'est le rêve structuraliste poussé à outrance : les personnages et rôles dans les films ne comptent plus pour leur individualités mais par leur fonction et position dans l'histoire. C'est Vladimir Propp, dans son ouvrage Morphologie du conte, qui a entrepris une analyse structurale des contes populaires russes, mettant en évidence une série de fonctions récurrentes qui définissent les actions typiques des personnages. Ces fonctions, au nombre de 31, constituent une structure narrative stable et universelle dans le conte merveilleux, permettant de repérer des séquences récurrentes indépendamment du contexte culturel spécifique des histoires. Une démarche qui sera à la base d'outils repris dans la sémantique structurale et autre.
Warholisation de notre monde : entre sérialité et sémiocapitalisme
Roland Barthes et la mythologisation du monde : une expérience au second degré
Il y a plusieurs décénnies, Roland Barthes théorisait la notion de connotation et de mythe. Dans ses deux ouvrages phares, l'Aventure sémiologique et les Mythologies, le sémiologue appréhende la manière dont les signes qui nous entourent sont évidés de leur sens pour devenir des coquilles vides réinvestis par un sens imposé et idéologiquement orienté.
En effet, le mythe dissimule l’artificialité de ces significations secondaires pour les présenter comme naturelles et incontestées, créant une réalité perçue comme "normale" alors qu’elle est en fait construite et chargée de valeurs.
«En devenant forme, le sens éloigne sa contingence ; il se vide, il s'appauvrit, l'histoire s'évapore, il ne reste plus que la lettre (...) Mais le point capital en tout ceci, c'est que la forme ne supprime pas le sens, elle ne fait que l'appauvrir, l'éloigner, elle le tient à sa disposition. On croit que le sens va mourir, mais c'est une mort en sursis : le sens perd sa valeur, met en garde la vie, dont la forme du mythe va se nourrir.» Roland Barthes
La sérialité du monde ou le mythe de Tantale
Finalement on a l'impression d'être dans un monde toujours reconstruit et refaçonné à quelques nuances près. La répétition semble être devenu notre seul rapport au monde. Dans l'approche sérielle du peintre Andy Warhol, ce dernier ne fait pas que déconstruire l’aura d’un objet unique ; l’individualité se perd dans la pluralité des images.
Que dirait Roland Barthes de cette oeuvre ? Ici, la la signification s’effrite, le signifiant devient un spectre vidé de toute originalité. Plus précisément, les différences de formes (couleurs et ombres notamment) ne sont pas pertinentes au sens linguistique du terme. C'est-à-dire que les variations n'impactent pas le niveau du sens (celui du signifié). Les formes peuvent être reproduites à l'infini, elles ne parviennent pas à mobiliser un sens nouveau. Qu'elle soit rose, ou verte, ou saturée : il n'y a toujours qu'une seule Marilyn, qui reste inatteignable, et dont le Sens nous échappe. Pis, la poésie, le beau, la résonnance s'éloigne d'autant plus que la forme est dupliquée. C'est une icône vide : sur une toile, une tapisserie, un mug, ou un fond d'écran, le sens se fait vitrine, une couche superficielle qui ne dit rien.
Il ne s’agit plus simplement de remplir le signe d’un second sens, comme nous l’aurions perçu dans un régime de signification traditionnel, mais de saturer le signe de sa propre répétition, au point qu’il n’évoque plus qu’un seul et unique message "plat". C'est le principe de l'autoréférentialité. Un discours qui tourne en boucle. Tout écart pour toucher le sens est quasi devenu impossible. Cela me rappelle le mythe de Tantale. Tantale, puni par les dieux, est condamné à une éternité de frustration : plongé jusqu’au cou dans l’eau et entouré de fruits appétissants, il ne peut ni boire ni manger, car chaque fois qu’il tente d’atteindre l’eau ou les fruits, ils s’éloignent hors de sa portée. Ce supplice de Tantale me semble expliciter notre rapport aux images.
Semiocapitalisme et trauma
Nous sommes en plein « sémiocapitalisme », notion que l’on doit au chercheur Franco Berardi. Le terme décrit le rôle indispensable des signes et de la circulation des images dans l’économie actuelle, un capitalisme autant financier que cognitif (économie de l’attention) où les idées, et (surtout) les émotions, les affects et comportements sont devenus des produits. Le sens est déterminé par sa duplicabilité (ou sérialité). Extrait de Anti Bullshit, page 106.
Enfin, je ne peux m'empêcher de voir dans cette sérialité des images l'expression marchande de notre rapport au monde où tout se monétise désormais. Je boucle ainsi avec les propos d'Annie Le Brun : nos paysages mêmes intérieurs sont calibrés par ce que nous achetons et consommons (Netflix aujourd'hui, Metavers demain). Cela rappelant bien sûr à un degré moindre la citation de Patrick Le Lay, ancien dirigeant de TF1 sur son business model et "le temps de cerveau disponible" mis à disposition pour Coca.
Il me semble que cette répétition infinie des images et de leurs histoires n'est pas sans lien avec la notion de trauma. Pour la faire courte, les victimes de trauma ont tendance à répéter inconsciemment les expériences traumatiques. Cette répétition peut être une tentative de donner du sens aux événements passés, de reprendre le contrôle ou de triompher des expériences aversives subies. Mais la répétition témoigne aussi, et surtout, d'un échec à symboliser et intégrer l'expérience traumatique. Dit autrement, elle représente une tentative de symbolisation qui n'aboutit pas. Est-ce que ces images construites, imposées, de synthèse, artificielles, humaines, ne sont pas l'indice de la perte des paysages naturels et des écosystèmes non humains et non construits ? C'est une question qui mérite vraiement d'être posée. Finalement, l'aridité des paysages naturels devenus artificiels (coupés, tailladés, creusés, exploités) seraient proportionnels à nos imaginaires appauvris. Un trauma qui s'exprime jusque dans nos imaginaires.
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