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Petite sémiologie des émeutes

L'actualité (et la mort de Nahel) nous invite à nous pencher sur les mots que nous entendons dans les médias et ceux que nous utilisons. Sans forcément le savoir, nous réactivons des connotés, parfois non conscients, à travers les mots que nous "choisissons". Parler nous semble si naturel que nous en oublions les traces "idéologiques" sous-jacents. UN MOT N'EST JAMAIS NEUTRE. C'est en passant à la loupe l'étymologie du mot, son contexte d'utilisation et parfois même ses sonorités, que nous pouvons faire émerger ses horizons de sens, souvent inconscients chez le locuteur (=celui qui parle).


Le mot, à la croisée des chemins et des dimensions


Les 7 dimensions sémantiques fondatrices du mot


Dans mon ouvrage Anti Bullshit, j'expose dans le détail les différentes dimensions complémentaires dont se nourrissent les mots.


Voici les 7 dimensions sémantiques :

  1. Physiologique : le langage est un système articulé permis par la bipédie. Le mot est une humanité ;

  2. Historique : le mot est le fruit d'un héritage et d'une double évolution étymologique et culturelle. Le mot est un héritage ;

  3. Psychologique : la parole porte les sensibilités et la personnalité du locuteur. Le mot est un portrait ;

  4. Symbolique : le mot appartient à un système de valeurs et reflète une hiérarchisation du monde. Le mot est une idéologie ;

  5. Projective : le discours est un lieu de fantasmes et de projections d'un imaginaire individuel et collectif. Le mot est un idéal ;

  6. Médiatique : la langue est vivante, lieu de rencontre et de partage (avec d'autres référentiels). Le mot est un partage ;

  7. Initiatique : les mots ont un pouvoir, une force de guérison ou de destruction, en tous les cas, ils nous façonnent. Le mot est une transformation ;


les 7 dimensions sémantique : le mot à la croisée des chemins et des dimensions, extraction Anti Bullshit, P15.

Différences entre langage, langue et parole


Ferdinand de Saussure, père de la linguistique moderne, a émis en son temps cette distinction toujours d'actualité :

  • Le langage renvoie davantage à la dimension biologique et physiologique, c'est notre capacité à pouvoir communiquer entre nous, humains, et également avec les autres espèces. En effet, nous avons des langages différents (les abeilles forment un 8 pour indiquer où se situe la ruche, alors que nous pouvons utiliser notre doigt). Le langage humain est caractérisée par la double articulation.

  • La langue renvoie davantage à un référentiel culturel commun et partagé par des groupes ou des communautés. Aujourd'hui, on dénombre entre 3.000 et 6.500 langues (les critères varient). Pour en savoir plus, vous pouvez lire cet article.

  • La parole est davantage liée à l'individu et la manière dont il actualise les règles normatives de la langue. La parole, c'est l'utilisation concrète de la langue par chacun des locuteurs. On retrouve donc des rythmes, des accents mais aussi des sens différents.


Petite sémiologie des émeutes


Dans cet article, je vais mettre davantage l'accent sur la dimension historique et étymologique de certains mots que nous utilisons abondamment ces derniers jours. Vous allez le découvrir, les mots sont loin d'être aussi neutres que ce que l'on s'imagine.


Un mot n'est jamais neutre


Peut-être avez-vous déjà entendu cette expression : "la carte n'est pas le territoire", ou encore "le mot chien n'aboie pas". On les retrouve dans la Sémantique Générale de Korzybski. Elle met en exergue la force du mot et son pouvoir à façonner les imaginaires et les représentations du monde. Hypothèse approfondie par deux anthropologues, Sapier et Whorf :


Le mot est un choix fait par rapport au réel, mais il ne constitue pas une réalité en soi. Ce qui fait dire à Spinoza – à qui l’on attribue, sans doute à tort, cette sentence – que « le mot chien n’aboie pas ». Le mot et la chose fonctionnent ensemble mais ne se confondent pas. Mot et chose sont des entités séparées. Pour les constructivistes – courant philosophique que l’on retrouve actuellement dans les sciences humaines et sociales –, le langage détermine notre rapport au réel : les mots façonnent notre réalité. Le linguiste danois Louis Hjelmslev et, plus tard, les anthropologues Edward Sapir et Benjamin Lee Whorf ont montré que nos catégories linguistiques déterminent un « continuum » de la réalité bien spécifique. Saviez-vous, par exemple, que le bassa (une langue bantoue) ne comporte aucun mot pour désigner certaines de nos couleurs ? Dans notre spectre chromatique, la langue française différencie l’indigo, le bleu et le vert, mais aussi le jaune, le rouge et l’orange. En bassa, il n’existe que deux mots : « hui », qui signifie « couleur froide », et « ziza », qui veut dire « couleur chaude ». Non pas que les Bassa souffrent tous de daltonisme (dimension biologique). Simplement, ces distinctions chromatiques ne sont pas jugées pertinentes par leur langage (dimension culturelle). Elles sont ainsi inexistantes. Parce qu’elle est exclue de leur lexique, les Bassa ne peuvent « penser » la différence entre un indigo et un bleu. Parler, c’est bien construire un monde. Le philosophe français Michel Foucault écrivait ainsi : « Il faut concevoir le discours comme une violence que nous faisons aux choses, en tout cas comme une pra- tique que nous leur imposons (...) »

Extrait Anti Bullshit, p92.


Le vocabulaire pour parler des émeutes n'est pas neutre


Après cette large introduction sémantique sur les mots, la langue et ses usages, plongeons dans l'actualité de ces derniers jours.


Les mots qui portent une dimension politique


On a beaucoup entendu parler de "climat insurrectionnel". Saviez-vous que le terme "insurrection" provient du latin qui veut dire "se dresser", "devenir puissant" ? Au 18ème siècle, le terme prend un tournant beaucoup plus politique, notamment dans le contexte de la Révolution Française. Il signifie alors "se dresser contre l'Autorité".


En parlant d'insurrection, les journalistes souhaitent sans doute évoquer la dimension "incontrôlable" des événements, sans le savoir (ou au contraire, en manipulant les mots), ils connotent les acteurs en les drapant de l'Histoire Française et de toute l'aura positive (bravoure, courage) et de la légitimité à l'événement de la prise de la Bastille.


Les termes "Révolutions" et "Révolte" portent également ce rappel historique et ces connotés de légitimité, grandement associés dans l'imaginaire collectifs aux révolutionnaires.. En qualifiant ainsi l'événement, les journalistes (et autres commentateurs) inscrivent l'action dans le champ politique. Ils corrèlent l'action avec un "message à faire passer".


Plus inattendu, les termes pillage, pilleurs et pillards (utilisés comme synonymes), proviennent de la même racine, ou plutôt du même objet. Il désigne initialement un petit chiffon, assimilable à une sorte de bonnet phrygien des esclaves affranchis. L'expression qui date du Moyen-Age signifie ainsi "mettre en chiffon", c'est-à-dire "malmener". Il semble que ces mots se connotent différemment au moment de la guerre de 100 ans pour ne renvoyer qu'à l'action de "dépouiller par le vol". Il me semble que ce sont également les connotés actuels, qui ont donc perdu cette dimension "libertaire" et "politique".


Les mots qui portent une dimension émotionnelle


Les mots les plus entendus ces derniers jours, "émeute" et "émeutiers" proviennent de "esmote" (12è s.) du verbe émouvoir. Il renvoie donc à l'univers des émotions, à un émoi extrême, et disons-le, à la dimension non rationnelle ni contrôlable des comportements. Le terme renvoie à une violence sans idée ni contenu politique. C'est un mouvement "populaire", avec les connotés négatifs associés, c'est-à-dire provenant du peuple sans Education, ni Raison, ni Culture. Pour informations, on retrouve les mêmes connotés négatifs du mot "populaire" lorsque, durant la crise des Gilets Jaunes et encore actuellement, Emmanuel Macron évoque "Jojo". Lire à ce sujet l'article du Monde « Quand Emmanuel Macron invoque “Jojo” comme mètre-étalon du Français moyen ».


Les mots qui s'inscrivent dans le champ juridique


Les mots, vous le comprenez, portent en leur sein une dimension historique et idéologique. Ils orientent notre vision du monde. Les termes de "délinquants" et de "délinquance", s'ils sont descriptifs, inscrivent surtout l'action commise dans le champ judiciaire. Ils proviennent du verbe "délinquer" qui signifie commettre un délit ou une faute dans un contexte juridique. Ces termes sont très usités dans le domaine du droit pénal.


Les mots qui soulignent l'absence de morale, voire d'humanité


Très intéressant également, le terme de "voyou". Sans doute inspiré par le terme "filou", le mot désigne un chemineau ou un vagabond. Il connait une utilisation importante à partir de 1870 où il désigne une personne de basse classe sociale et également de basse condition morale. Le voyou désigne ainsi une personne sans moeurs ni moralité. Et les connotés de "nomadisme" (sans domicile fixe) et d' "errance" semblent également associés.


Les termes de "vandalisme" et "vandale" renvoient quant à eux au nom Wandele, appellation d'un peuple germanique spécifique. Les termes sont synonymes de barbarie, ils évoquent même le plaisir que l'on peut prendre à détruire, saccager et dégrader.


Quant au terme racaille, très peu usité dans les médias (mot Voldemort ou tabou ?), il provient de l'anglo-normand et du latin populaire. C'est un terme genré, qui semble s'appliquer aux hommes seulement, ceux qui se perdent dans des ébats tumultueux et violents. Le terme caillera, verlan de racaille, est utilisé à partir de 1990. Le verbe racailler, moins usité, signifie "se comporter comme une racaille". A noter que le mot raclure n'est pas très loin. Ce terme dénie toute forme d'humanité puisqu'il renvoie à ce qui est rebut, détritus de l'humanité. La raclure est un homme de rien, un vaurien (qui ne vaut rien littéralement).


Les mots qui renvoient à un contexte très spécifique


Entendu ces derniers jours, le terme "guérilla" renvoie à un contexte très spécifique. D'origine hispanique, le mot est porteur d'un imaginaire militaire. En effet, il désigne une "petite formation militaire offensive". Les guérilleros appartiennent ainsi à des contre-organisations armées. Sans doute que les journalistes utilisent ce terme, moins pour les connotés liés à l'Histoire de l'Amérique latine, plutôt que de la présence d'armes lourdes et illégales.


Entendu une ou deux fois, l'adjectif "apocalyptique" qui, au-delà de signifier une situation catastrophique et hors de contrôle, est porteur d'une eschatologie, c'est-à-dire d'un discours de Fin du Monde. Ce terme est issu du texte de Saint Jean. Il est vrai que les incendies multiples ravivent cette vision de l'Enfer chrétien. Il y a donc des connotés à la fois religieux et moraux, presqu'invisibilisés, tant ce mot est fort présent dans notre imaginaire collectif.


Très entendue ces derniers jours, l'appellation "jeunes" (de banlieue ou des quartiers) n'est pas si neutre. Évidemment, elle renvoie à l'âge des acteurs, et colorent les actions de "naïveté", de "crédulité" et d'absence de maturité. Par ailleurs, le terme essentialise les acteurs en revoyant à ce qu'ils sont et non ce qu'ils font (avis subjectif et personnel).


Sources de cet article :

- Ferdinand de Saussure, Cours de Linguistique Générale,

- Alain Rey, le Dictionnaire historique de la langue française,

- Elodie Mielczareck, Anti Bullshit : Post-vérité, nudge, storytelling, quand les mots n'ont plus de sens (et comment y remédier).


Crédit photo : Sud Ouest



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