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La symbolique du corps en politique : la suite (quand le corps lâche ou devient empêchement)

Dernière mise à jour : 27 mars 2023

Précédemment, j'avais rédigé un article sur la symbolique du corps en politique, sous l'angle de la "réussite" et de la "performance". Il s'agissait de comprendre comment la mise en scène du corps devenait un capital symbolique majeur. Investi par les hommes politiques comme la réalisation concrète et performative de leur programme politique, leur corps photographié devenant ainsi le vecteur le plus visible et lisible de leur pouvoir. J'avais également rédigé un article sur l'aspect plus spécifique du vêtement en politique. Aujourd'hui, je souhaite traiter du même sujet mais sous l'angle opposé : lorsque le corps politique se fait contrariété, voire empêche la réalisation dudit programme politique. Que se passe-t-il en terme de représentations collectives lorsque le corps du politique lui échappe ?


Le corps peut-il devenir une entrave à l'élection ?


Nous sommes "programmés" pour être sensibles au corps et mouvements de l'autre


Nous nous souvenons bien du corps "solide" d'un Poutine, mis en scène lors de la chasse à l'ours, des lunettes et du t-shirt NYPD de Nicolas Sarkozy faisant son footing, mais ne nous souviendrions pas encore mieux de la "bave", du postillon tenace et récurrent d'Alain Juppé, également appelée "jupéïte", lors de la Primaire de la Droite en 2016 ?


Au-delà de l'aspect anecdotique, voire "gossip" ou "cancan", de cet événement, rappelons-nous l'enjeu primordial du corps politique lors d'une élection. Il est la fenêtre visible et incarnée d'un programme et d'une ambition. Loin d'être anodin, tout écart à la norme devient une impasse politique.


Le chercheur Daniel Kahneman nous rappelle que nous sommes des animaux sociaux. En permanence influencés par des mécanismes non conscients de notre cerveau, les humains prennent la plupart des décisions davantage irrationnelles que rationnelles. Notre "système 1", qui correspond aux zones reptiliennes et limbiques de notre cerveau, est un excellent radar. Il épie et scrute les comportements de ses alter ego en permanence. Pour s'y comparer, s'y jauger, s'en éloigner ou s'en rapprocher. Nous sommes programmés pour être sensibles au corps et mouvements de l'autre. Nous sommes programmés pour être sensible à la norme et aux écarts de comportements.


Les travaux de Kahneman nous rappellent que nous sommes des animaux sociaux sensibles à la norme sociale

Le corps comme capital symbolique à contrôler

La sémiologie et la psychologie s'intéressent tout particulièrement aux enjeux de la communication non verbale. Cette dernière se divise en plusieurs dimensions. Lors d'un discours politique, de nombreux items (signes corporels) peuvent être analysés. Citons-en quelques-uns :

  • la voix, le débit de parole, les hésitations, les intonations : c'est le niveau paraverbal ou paralinguistique ;

  • les mouvements du corps, les gestes, les expressions du visage : c'est le niveau kinésique ;

  • les habits, l'aspect général du physique, voire du "look" ; c'est le niveau symbolique.

  • etc. ...

Chacun de ces niveaux est signifiant. Concernant la dimension symbolique, il ne s'agit pas seulement de réduire le corps à son apparence, mais bien de comprendre comment le corps signifie la légitimité du pouvoir. Comme nous le rappelle Kahneman, personne n'oserait dire "je vote pour ce mec parce qu'il a la plus grosse fossette au menton", et c'est pourtant ce qu'il se passe. Dans cet article, nous parlons moins de l'accessoirisation du corps en politique, souvent davantage commenté lorsqu'il s'agit des femmes. Ou de la manière dont un habit vient influencer les perceptions. On se souvient du surnom donné à Xavier Bertrand, "floc floc", soi-disant parce que ses chaussures faisaient du bruit, habillé comme "un plouc de province", aux yeux de certains, notamment Nicolas Sarkozy. Dans cet article aujourd'hui, on évoque davantage l'aspect physique du corps et de son impuissance supposée.


Par des mécanismes psychologiques de projections et d'identifications, le corps du politique est aussi un lieu fantasmatique de l'identité citoyenne. Dit autrement, les citoyens votent aussi, et surtout, pour le candidat le plus à même de représenter leurs désirs et fantasmes projetés. Les citoyens projettent à l'extérieur d'eux-mêmes, sur cet écran ou photographie, une version idéale, idéalisée, du pouvoir. De manière plus instinctive et grégaire encore, le "leader" doit incarner, dans son corps même, les qualités et défauts attendus de son rôle. C'est d'ailleurs la force du collectif que de pouvoir s'harmoniser et se mettre d'accord sur ces attendus.


Etre en forme physiquement c'est porter tous les espoirs fantasmatiques des votants. C'est également s'incarner dans une idéologie actuelle très efficace (bien que peu nouvelle) : celle du mouvement et du changement. Pour arriver à devenir l'écran projectif attendu, idéalisé et fantasmé, il faut un corps "à la hauteur" de l'enjeu. Le psychanalyste Jacques Arène nous le rappelle :


La culture contemporaine est paradoxale, et s’avère marquée par une alternance entre ritualisation et antiritualisme. Ce qui n’empêche pas un discours « rituel » de libération des corps, le corps devenant un objet quasi transcendantal. Le corps est alors projeté comme Référence, aussi bien dans un certain discours biomédical, qu’à travers une idéalisation de pratiques du corps que l’on voudrait désaliénées des pouvoirs coercitifs, accédant enfin à la jouissance.

Jacques Arènes "Quand le corps politique ne fait plus autorité",

in Champ psy 2013/2 (n° 64), pages 139 à 150.


Quand le corps politique dérape et ne se contrôle plus


Les "couacs" du corps politique sont donc capitaux, et peuvent être à l'origine d'une non élection. Revenons sur quelques exemples marquants du corps, non plus mis en scène mais subit, au sein de l'arène politique et médiatique.


La "jupeïte" ou le postillon accusateur


Récemment, on m'a posé la question de savoir si cet élément avait été disqualifiant dans la Primaire de Droite pour Alain Juppé. Au vue de ce que je viens de vous expliquer, vous comprenez pourquoi j'ai répondu plutôt positivement.



la "jupéïte" ou postillon tenace lors de la Primaire de la Droite en 2016

Que peut-on dire sur ce postillon récurrent, qui est un élément non contrôlé de la communication verbale, ici beaucoup plus signifiant que la couleur de la cravate ?

Généralement sur les plateaux télé, on observe l'inverse lors d'une prise de parole un peu "stressante". Les participants ont tendance à se jeter dans le verre qu'ils ont sous la main. C'est la fameuse "goute de malaise", typique du stress de fuite. Sous l'effet de l'anxiété, les muqueuses buccales ont tendance à s'assécher. Mais parfois, il se passe l'inverse, le stress et l'anxiété peuvent également engendrer une hypersalivation.


Evidemment, il existe également d'autres explications possibles. Par exemple, la présence d'un produit blanchissant, souvent utilisé par les personnes passant à la télé, afin de rehausser la blancheur naturelle des dents et paraître plus télégénique. Pour autant, et dans le cadre de ce débat de la Primaire de Droite, que les causes soient celle d'un stress (cause endogène) ou d'un produit (cause exogène), la conséquence aura été la même : la disqualification du candidat.


Car il est une dimension à ne jamais sous-estimer : celle des Imaginaires. Et là, en termes de représentations collectives (voire d'inconscient collectif), le postillon récurrent ramenait furieusement Alain Juppé à son âge, soulevant de manière sous-jacente la question de la vieillesse et de la sénilité. Le rapport égal étant vite entendu entre "non maîtrise du corps" = "absence de rationalité" = "impossibilité à mener un pays". Le postillon neutralisant tout mécanisme d'identification et de projections possibles.


Le régime de François Hollande


Le "leader" est donc supposé avoir un corps "qui se tient", qui "tient la route", "qui ne déborde pas", au sens littéral comme symbolique. Nous avons donc pu observer la transformation physique et accélérée de François Hollande lors de la campagne présidentielle de 2012.


le régime de François Hollande, en vue de gagner la présidentielle

L'air fatigué, amaigri, le corps de François Hollande n'aura pourtant pas été présenté comme "malade", au contraire. La perte de poids a été ici synonyme de "détermination" et de "conviction". Si l'homme politique a perdu de son aspect "bonhomme" et "jovial", lui ont succédés les qualificatifs positifs de l'action et de la mise en mouvement. Avec 17 kg en moins, la transformation physique a été radicale. Dans une société démocratique et moderne, est-ce une manière d'enterrer l'imaginaire du Roi qui s'empiffre pendant que son peuple souffre ?


En période de campagne présidentielle, il semble tous s'y mettre. Marine Le Pen aura également suivi un régime pour perdre 11 kg. Plus généralement, nous vivons actuellement dans une société qui valorise la minceur des corps, comme un gage à savoir se contrôler, c'est-à-dire à contrôler ses émotions. Cette capacité semble s'élargir : être dans la norme de la minceur, c'est sans doute avoir une capacité d'influence plus grande également sur les autres.


Le visage d'Edouard Philippe, un frein pour 2027 ?


On en parle également beaucoup, d'où l'idée initiale de cet article : la transformation physique progressive d'Edouard Philippe. Premier phénomène visible : la dépigmentation de la barbe. L'ancien Premier Ministre souffrait alors d'une maladie de peau connue sous le terme médical de vitiligo. Mais depuis quelques mois, Edouard Philippe semble souffrir d'une maladie auto-immune nommé alopécie, et qui provoque chute des cheveux, sourcils et cils.


Une maladie davantage connue dans l'espace public, notamment au travers de la fameuse gifle de Will Smith ayant fait le tour du monde. L'humoriste américain Chris Rock s'est moqué de l'alopécie de Jada Pinkett-Smith, femme du comédien Will Smith, et provoquant sa fureur.



Alors que j'évoque régulièrement l'aspect physique d'Edouard Philippe comme un frein à son élection potentielle en 2027, on me rétorque que cela n'a pas d'incidence. Je n'en suis pas si certaine, vous l'avez compris. Et il me semble que cette image qui circule beaucoup actuellement sur les réseaux sociaux n'est pas si anodine. Elle illustre en tous les cas le "challenge" qui attend Edouard Philippe, s'il était candidat pour 2027.


Image qui circule actuellement sur l'apparence physique d'Edouard Philippe

Le corps d'Etat dysfonctionnels


Je vous laisse avec cette analyse du film de Pierre Schœller, L’exercice de l’État (2011), qui revient sur le quotidien du ministre des transports Bertrand Saint-Jean. De manière pertinente, l'analyse montre les difficultés auxquelles sont soumis les corps politiques :


Au cœur des tensions de la vie politique, Bertrand Saint-Jean cherche à rejoindre le Réel du pouvoir. Mais, le pouvoir est insaisissable et se déploie diffus, contradictoire, à travers le grand corps de l’État, dans les positions aléatoires des uns et des autres, et dans les changements de cap de l’opinion. Il faut réagir rapidement aux intrigues politiciennes, et tenter de dessiner une action au cœur de l’enchevêtrement des événements. La politique devient alors un corps à corps où Saint-Jean s’affronte au mana du pouvoir qu’il traque dans son hyperprésence, puis sa brusque disparition. Le corps est très présent dans ce film, au cœur de ses troubles fonctionnels et de ses défaillances. Le pouvoir serait inscrit dans les humeurs du corps. Saint Jean fume beaucoup, et tousse constamment. Il mange vite et s’étrangle dans une fausse route (il est ministre des transports !). Ses migraines le poussent à vomir sur le bord des autoroutes. Le politique mime la transe de la pulsionnalité protéiforme du pouvoir, auquel il s’agit d’adhérer dans ses irruptions erratiques. Quand le corps de l’État est défaillant, l’homme politique incorpore directement les marques du pouvoir, au cœur de la grande rivalité de frères. Dehors la mort rôde et surgit parfois – deux accidents de la route dantesques ponctuent le film – pour rompre la ferveur dionysiaque. Et si le pouvoir cherchait à exorciser ce Réel impensable ?

Jacques Arènes "Quand le corps politique ne fait plus autorité",

in Champ psy 2013/2 (n° 64), pages 139 à 150.


Les corps en politique, ou les corps des représentants politiques, prennent la marque (parfois à leurs dépens) d'un monde sociale en crise, sur lequel il n'y a plus de prise possible. Arriver à contrôler son corps dans ce contexte, en permanence changeant, insaisissable et énigmatique, c'est aussi pouvoir "rassurer" un corps électoral. Mais est-ce encore possible ?


(...) les politiques incorporent le chaos et la vitesse du monde. La machine de l’État tourne à vide, et les personnes grappillent des miettes d’une autorité en ruine. Le corps politique immatériel est miné de l’intérieur, et le corps des politiques se débat à mimer le Grand Corps Malade. Le « vrai » pouvoir est passé du politique à l’économique. L’État serait une forteresse vide, détenant toujours l’autorité sans la puissance d’agir. Mais, qu’est-ce qu’un corps sans sa puissance d’agir ? Le corps politique est dessiné en un pointillé illisible. Les hommes politiques incarnent moins qu’avant la puissance intemporelle de l’État et la neutralité du bien commun. Ils sont autant de particules élémentaires cherchant la synergie. Ils semblent condamnés à inventer leur propre légitimité, et sont individuellement exposés à l’archaïque du pouvoir.

Jacques Arènes "Quand le corps politique ne fait plus autorité",

in Champ psy 2013/2 (n° 64), pages 139 à 150

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