Les émotions occupent une place centrale dans la vie humaine, influençant nos décisions, nos comportements et nos interactions sociales. Décoder les signaux non verbaux permet de mieux comprendre les motivations sous-jacentes des individus. Cet article propose une exploration des définitions des émotions, des principales typologies, et des contributions historiques et récentes de la science à leur étude.
Définition et histoire des émotions
Définir les émotions aujourd'hui
Comment définir ce qu'est une émotion ? Globalement, les émotions sont des états affectifs complexes qui englobent des réponses physiologiques, des expériences subjectives, et des comportements expressifs. En ce qui me concerne, je trouve que la définition la plus pertinente est la suivante :
"Depuis 50 ans, il a été montré que les émotions ne sont pas juste des réactions instinctives, mais des "proto-jugements". Pas des jugements articulés structurés par le langage, mais des évaluations viscérales, qui permettent de donner à une situation, à un individu ou un évènement une certaine valeur". Source : Laurence Kaufmann interviewée dans le Science & Vie de jullet 2024.
Cette vision n'a pas toujours fait consensus au cours de l'Histoire. Je vous propose un rapide détour historique pour mieux comprendre quels ont été les enjeux définitoires au fil des siècles.
Les émotions lors de la période Antique
Les penseurs grecs et romains ont largement contribué à la compréhension des émotions, ou pathos en grec. Au cœur des réflexions philosophiques et médicales, elles étaient considérées comme des forces puissantes qui pouvaient influencer non seulement l'individu, mais aussi la société dans son ensemble. Elles étaient plutôt jugées négativement car irrationnelles et non contrôlables, en tous les cas mauvaises conseillères. On pense notamment à Platon qui percevaient les émotions telles une entrave à la quête de la vérité et de la sagesse. Selon lui, l'âme était divisée en trois parties : le logos (raison), le thumos (courage, esprit combatif) et l’epithumia (désirs, appétits). Les émotions étaient principalement associées à cette dernière catégorie, représentant des désirs corporels qu'il fallait maîtriser pour atteindre l'équilibre et l'harmonie intérieure.
Pour les Stoïciens, une école de pensée fondée par Zénon de Cition au IIIe siècle av. J.-C., les émotions, ou passions (pathè), sont perçues comme des perturbations de l'âme causées par des jugements erronés. Selon des philosophes comme Épictète et Sénèque, pour atteindre la sagesse et la tranquillité de l'esprit (ataraxie), il était essentiel de contrôler les émotions par la raison. Les Stoïciens prônaient l'apatheia, un état d'absence de passion, où l'individu n'est plus soumis aux émotions perturbatrices, mais reste guidé par la raison pure. Influence que l'on retrouve actuellement aujourd'hui dans certains courants de pensée liés à la méditation par exemple.
A ce sujet, il faut bien noter que les Romains ont hérité des idées grecques sur les émotions. Sénèque (4 av. J.-C. – 65 ap. J.-C.) a profondément exploré les émotions dans ses œuvres, notamment dans De la colère (De Ira). Selon lui, la colère était l'une des émotions les plus dangereuses, capable de détruire la raison et d'entraîner des comportements destructeurs. Il recommandait des techniques de maîtrise de soi et de méditation pour contrôler la montée des émotions négatives. Il est important de souligner que cette vision de la colère a longtemps persistée jusqu'aujourd'hui. Mais désormais, certains chercheurs insistent sur la vision positive de la colère, en tant que déclencheur du passage à l'action. Par exemple, c'est l'émotion qui va nous permettre de nous mobiliser, et de lutter contre certaines injustices. C'est donc une émotion qui redore son blason !
Les émotions avant et pendant le 19ème siècle
William James, souvent considéré comme le fondateurs de la psychologie moderne, a joué un rôle central dans l'étude des émotions. Dans sa célèbre théorie, connue sous le nom de théorie James-Lange (1884), il propose que les émotions résultent de notre perception des changements corporels provoqués par des stimuli externes. En d'autres termes, nous ne pleurons pas parce que nous sommes tristes, mais nous ressentons de la tristesse parce que nous pleurons.
Avant lui, Charles Darwin, dans son œuvre The Expression of the Emotions in Man and Animals (1872), a été l'un des premiers à suggérer que les émotions et leur expression sont le résultat de l'évolution, soulignant leur rôle adaptatif. Darwin a proposé que certaines expressions émotionnelles sont universelles et partagées par toutes les cultures humaines, ainsi que par d'autres espèces animales, ce qui suggère une origine biologique des émotions. Les émotions sont bien un processus biologique inné.
Sigmund Freud, pour sa part, a exploré les émotions dans le cadre de sa théorie psychanalytique. Il voyait les émotions comme des manifestations des conflits inconscients entre les différentes instances psychiques (le ça, le moi et le surmoi). Il a introduit le concept de pulsions (ou "drives"), qui sont des forces internes alimentant nos émotions et motivant nos comportements. Selon Freud, les émotions refoulées peuvent conduire à des névroses et à d'autres troubles psychologiques.
Décrypter les émotions et définir leur impact comportemental et psychologique
Le Rôle des Émotions dans la Psychologie Humaine
Les émotions jouent un rôle central dans la psychologie humaine. Elles sont impliquées dans la prise de décision, la motivation, les relations interpersonnelles et la perception de soi. Elles influencent non seulement notre comportement immédiat, mais aussi notre bien-être à long terme et notre santé mentale.
Les émotions servent plusieurs fonctions cruciales :
Fonctions Adaptatives : Les émotions nous préparent à réagir aux situations en mobilisant des ressources physiques et psychologiques. Par exemple, la peur déclenche une réponse de lutte ou de fuite, ce qui peut être vital pour la survie.
Fonctions Sociales : Les émotions facilitent les interactions sociales en permettant la communication non verbale. Elles aident à renforcer les liens sociaux et à exprimer des besoins ou des intentions.
Fonctions Cognitives : Les émotions influencent la manière dont nous percevons et interprétons les informations. Elles peuvent affecter la mémoire, l'attention et la prise de décision. Par exemple, l'humeur peut biaiser nos jugements, en influençant ce que nous considérons comme important ou menaçant.
Typologies des émotions : combien sont-elles ?
L'étude des émotions a conduit à diverses tentatives de classification, chacune apportant un éclairage différent sur leur nature et leur fonction.
Plutchik et la Roue des Émotions
Robert Plutchik (1980) a développé une typologie influente des émotions, en introduisant la "roue des émotions". Il a identifié huit émotions de base : la joie, la confiance, la peur, la surprise, la tristesse, le dégoût, la colère et l'anticipation. Plutchik suggère que ces émotions primaires peuvent se combiner pour former des émotions plus complexes, comme l'amour (combinaison de joie et de confiance) ou le mépris (combinaison de colère et de dégoût). Cette approche souligne l'aspect dynamique et interactif des émotions. Il les a également modélisées sous la forme de "dyades" (paire d'opposés) :
Ekman et les Émotions Universelles
Dans la lignée des travaux de Darwin, Paul Ekman (1992) a proposé une théorie des émotions de base, dans laquelle il identifie six émotions universelles : la joie, la tristesse, la peur, la colère, la surprise et le dégoût. Ces émotions sont considérées comme innées et biologiquement déterminées, ce qui signifie qu'elles sont reconnues et exprimées de manière similaire à travers différentes cultures. Les recherches d'Ekman ont particulièrement mis en lumière l'importance des expressions faciales et des micro-expressions comme indicateurs des émotions. C'est les déplacements faciaux qui indiquent l'état intérieur.
A noter que la 7ème émotion, le mépris, reconnue par son sourire asymétrique, n'est pas toujours citée dans ces "proto-émotions" car elle nécessite une phase de socialisation chez le petit être humain, elle ne serait donc pas innée.
D'autres critiques voient le jour depuis quelques années maintenant. Par exemple, la distinction entre certaines émotions comme la peur et la surprise :
Cependant, pour la chercheuse Rachael Jack, spécialisée dans l’imagerie 3D, la communication émotionnelle et interculturelle ne comprend que quatre émotions : la peur et la surprise s’assimilent. En effet, les émotions de peur et de surprise s’enracinent dans le même mouvement musculaire lorsque l’émotion surgit. L’expression initiale est semblable : les yeux grands ouverts. La colère et le dégoût, quant à elles, partagent la zone du nez. Ce n’est que dans la deuxième phase des mouvements faciaux que les signaux deviennent sociaux ou culturellement spécifiques et plus complexes. (Extrait Anti Bullshit p156)
Plus récemment encore, le développement de l'IRM a permis d'invalider la théorie d'Ekman selon laquelle chacune de ses émotions correspondrait à un circuit neuronal spécifique dans le cerveau. A l'inverse, nous savons maintenant qu'il n'y a pas de zones dédiées à chacune de ces émotions dans notre cerveau puisque plusieurs zones s'activent de manière simultanées.
Damasio et les Émotions Sociales
Dans la même veine, rappelons que pour de nombreux sociologues et historiens, les émotions sont davantage sociales et conditionnées qu'universelles. Rappelons ainsi l'évolution des émotions, dont certaines disparaissent avec le temps car ne correspondant plus à une réalité sociale. Olivier Descamps nous rappelle que la componction (gravité recueillie et affectée) semble aller de soi dans l'univers monastique du VIème siècle mais ne nous dit plus rien aujourd'hui.
Si les émotions ne traversent pas toute la frise du temps, elles ne traversent pas non plus les continents ! C'est ent ous les cas ce que sous-entendent ces émotions dites "intraduisibles" comme la saudade, sorte de nostalgie joyeuse que connaissent nos amis portugais et brésiliens. On pense également au hygge, ou sensation toute de plaisir et de confort chaleureux chez nos amis scandinaves.
Les émotions désormais au nombre de ... 27
En mettant de côté ces aspects historiques et culturels, il semble admis pour de nombreux chercheurs que 27 émotions résumeraient la palette des émotions chez l'être humain. Voici la liste issue des travaux américains publiés en 2017 :
Admiration
Adoration
Appréciation esthétique
Amusement
Émerveillement
Malaise (embarras)
Calme (sérénité)
Confusion
Envie (craving)
Dégoût
Douleur empathique
Intérêt étonné, intrigué
Excitation (stimulation, montée d'adrénaline)
Peur
Horreur
Intérêt
Joie
Nostalgie
Soulagement
Romance
Tristesse
Satisfaction
Désir sexuel
Surprise
De mon côté j'ai trouvé cette représentation visuelle issue du volet n°2 du film d'animation Vice et Versa. C'est sans doute l'aspect matriciel qui m'a plu :
Du bon usage pratique du langage des émotions : politique, nudge et manipulation des foules (ingénierie sociale)
Pour conclure, j'aimerais aborder un point davantage politique, lié à l'utilisation de ces connaissances sur les émotions. En effet, elles sont utilisées dans les discours pour influencer l'opinion publique, orienter les comportements électoraux, et légitimer des décisions politiques. Les dirigeants et les stratèges politiques ont depuis longtemps compris que les émotions peuvent être plus puissantes que les arguments rationnels pour mobiliser les masses.
Selon Marcus, Neuman et MacKuen (2000), les émotions telles que la peur, l'enthousiasme et la colère jouent un rôle clé dans la mobilisation électorale. Par exemple, la peur peut inciter à la prudence et à un vote pour le statu quo, tandis que l'enthousiasme peut renforcer le soutien à un candidat ou à une cause.
Les émotions peuvent également polariser l'opinion publique, en exacerbant les clivages sociaux et en renforçant l'identification à un groupe politique particulier. La colère, en particulier, a été identifiée comme une émotion puissante pour catalyser l'action collective, souvent en réponse à une injustice perçue (Jasper, 2014). En politique, les émotions ne sont donc pas seulement des réactions individuelles, mais des outils de mobilisation collective.
Vous le savez déjà, la propagande est une forme de communication politique qui vise à influencer les attitudes et les comportements de manière systématique, souvent en jouant sur les émotions plutôt que sur la raison.Bien documentée, notamment dans les régimes totalitaires du XXe siècle, avec Joseph Goebbels qui a théorisé l'importance des émotions dans la propagande, affirmant que "la propagande doit être populaire et son niveau intellectuel doit être adapté aux moins intelligents des individus auxquels elle s'adresse". Les régimes autoritaires - mais pas que, on le sait aujourd'hui - utilisent souvent des messages simplifiés et émotionnellement chargés pour galvaniser le soutien populaire et marginaliser l'opposition.
On parle désormais d'ingénierie sociale pour désigner l'utilisation systématique des connaissances en sciences sociales, y compris la psychologie, pour influencer les comportements sociaux à grande échelle. En démocratie, l'ingénierie sociale peut également être observée dans la manière dont les gouvernements et les entreprises utilisent les émotions pour influencer le comportement des citoyens et des consommateurs. Les campagnes de peur, telles que celles associées à la sécurité nationale ou aux crises sanitaires, exploitent les émotions pour justifier des politiques restrictives ou pour influencer les comportements de manière prévisible.
Les réseaux sociaux et les médias numériques offrent aujourd'hui de nouveaux outils pour l'ingénierie sociale, permettant de cibler des groupes spécifiques avec des messages émotionnels personnalisés. L'utilisation d'algorithmes pour amplifier les contenus qui suscitent des émotions fortes, comme la colère ou l'indignation, a été documentée comme un moyen de manipuler l'opinion publique et d'influencer les élections (Tufekci, 2017).
Les nudges, ou incitations douces, sont des stratégies comportementales conçues pour influencer les décisions des individus sans restreindre leur liberté de choix. Popularisé par Richard Thaler et Cass Sunstein dans leur ouvrage Nudge: Improving Decisions About Health, Wealth, and Happiness (2008), ce concept s'appuie sur les biais cognitifs pour orienter subtilement les comportements. Les émotions jouent un rôle clé dans l'efficacité de ces nudges, car elles affectent profondément la manière dont les individus perçoivent et répondent aux informations.
Vous pouvez également lire cet article sur le rôle émotionnel de la foule lors des JO.
Principales références citées (et lues !)
Kahneman, D., & Tversky, A. (1979). Prospect theory: An analysis of decision under risk. Econometrica, 47(2), 263-291.
Damasio, A. R. (1994). L'Erreur de Descartes,Damasio, A. R. (1994). Descartes' Error: Emotion, Reason, and the Human Brain. HarperCollins.
Darwin, C. (1872). The Expression of the Emotions in Man and Animals. John Murray.
Ekman, P. (1992). An Argument for Basic Emotions. Cognition & Emotion, 6(3-4), 169-200.
Ekman, P. (2009). Telling Lies: Clues to Deceit in the Marketplace, Politics, and Marriage. W. W. Norton & Company.
James, W. (1884). What is an Emotion? Mind, 9(34), 188-205.
Le Bon, G. (1895). Psychologie des foules. Félix Alcan.
Marcus, G. E., Neuman, W. R., & MacKuen, M. (2000). Affective Intelligence and Political Judgment. University of Chicago Press.
Tufekci, Z. (2017). Twitter and Tear Gas: The Power and Fragility of Networked Protest. Yale University Press.
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